De l'archipel oasien à l'eldorado pionnier
Farida Amichi  1, 2@  
1 : AgroParisTech  -  Site web
AgroParisTech
2 : Institut Agronomique et vétérinaire  (IAV Hassan II)  -  Site web
Adresse : Madinat Al Irfane, B.P. 6202. Rabat – Maroc -  Maroc

La porte du Sahara attire ! Nouveau lieu d'attractivité, nouvel espace de migration, la région connait un taux de croissance comme nulle part ailleurs en Algérie et est en passe de devenir un grenier agricole majeur. Paradoxalement, au regard des conditions climatiques, de manière logique au regard de la ressource en eau et du développement exponentiel depuis les années 1980 de l'exploitation des eaux souterraines. Pour comprendre les logiques pionnières à l'œuvre, nous avons fait le pari de les observer à l'échelle d'une commune. Celle d'El Ghrouss présente trois caractéristiques intéressantes dans cette perspective : elle est construite autour d'une ancienne oasis, elle connaît une migration importante d'agriculteurs venus de la région de Tipaza au nord du pays, et une dynamique très forte de mise en culture maraîchère sous serres.

Les processus mis en évidence dans l'étude de l'exploitation agricole d'El Ghrouss (Amichi et al. 2015) invitent à s'intéresser aux dynamiques prenant place à l'échelle de la commune. Ce d'autant plus que ce niveau d'organisation et les institutions qui le fondent font sens pour l'action collective dans une région marquée par l'identité oasienne et l'importance du lien ethnique. D'un point de vue spatial, l'analyse et les très fortes dynamiques révélées (déplacements dans l'espace et front identifiable) conduisent à s'intéresser à 3 fronts pionniers. Ceux-ci s'interpénètrent bien évidemment, s'accélérant les uns les autres ou au contraire se contraignant, mais peuvent s'analyser individuellement, chacun avec ses logiques, ses acteurs, ses institutions, ses règles et conditions, ses modalités diverses, ses conséquences. Ces trois fronts sont les suivants :

 

Le front du foncier :

L'acquisition de terres se déplace dans les parcours. Eventuellement dans de nouvelles communes quand le territoire se sature, lorsque la qualité de l'eau le justifie, ou encore lorsque le prix et les modalités rendent la chose plus facile d'accès (règlementations, mises en défens, conflits, acceptation sociale de l'immigrant, ententes entre protagonistes de la transaction). L'acquisition du foncier peut précéder et conditionner la mise en eau ou peut en résulter, quand la ressource hydrique le permet. Le prix du foncier, variant de 400 à 10.000€ par ha, semble traduire logiques et opportunités.

Le front de l'eau

La ressource hydrique souterraine, variable en qualité (sables, calcaire), en abondance (débit), en régularité, en coût (la profondeur pouvant varier de 50 à 500 m, avec ou sans accès à l'électricité) ; les conditions d'octroi imposées par l'administration sont rarement réunies (statut paysan, distance de tout forage supérieure à 700 m, acte foncier notarié, etc.) et la capacité à les contourner tout comme l'acceptation du forage par les voisins revêtent donc une importance majeure.

Le front des infrastructures

Le front des infrastructures englobe trois objets jouant un rôle majeur :

  • 1. La piste (ou la route) permettant d'organiser la production (forage, transport du matériel, acheminement main d'œuvre, etc.) et d'écouler les produits vers le marché.
  • 2. L'électricité facilitant et diminuant le coût de l'exhaure.
  • 3. l'existence de périmètres publics d'irrigation mis en place au cours des décennies passées (forages, infrastructures hydrauliques et agroéquipements disponibles, savoir-faire technique, etc.) ;
  • La piste et l'électricité ne précèdent pas toujours l'acquisition du foncier et le forage ; à l'avant du front pionnier, ce sont au contraire ces derniers qui justifient la mise en place concomitante d'infrastructures, sommaire dans un premier temps, s'améliorant ensuite grâce à l'intervention de l'état lorsque la densité de mise en eau ou le nombre de producteurs le justifient.

    Selon la manière dont se lient et s'agencent ces dynamiques pionnières et les acteurs qui les portent, on peut distinguer plusieurs zones spatialesdans la commune de El Ghrouss, reliée chacune de manière spécifique aux arrières du front pionnier (marché, ville). Ces zones sont concentriques et s'étendent , pour les plus périphériques, au détriment des parcours: du centre à la périphérie, hameau, oasis historique, palmeraie, espace de co-existence des palmeraies et serres, espaces de développement important des serres dont on peut imaginer qu'ils voient le palmier se développer d'ici quelques années, espaces de parcours où apparaissent de premiers forages et serres, espaces de parcours exclusifs. L'analyse permet également de repérer les transitions qu'a connu la commune au cours des cinquante dernières années, de repérer et caractériser huit étapes d'une trajectoire de développement ainsi que les modalités et facteurs de transformation (Sabourin et al., 2004, Caron 1998).

    Au vu des intenses transitions en cours, on peut assez facilement faire l'hypothèse qu'il n'y aura pas de frein à l'expansion des fronts pionniers au cours des prochaines années. l'investissement est très rentable, la demande est en forte expansion (et les acteurs locaux investissement dans les infrastructures de stockage comme les chambres froides de stockage de dattes pour réguler les prix), les processus d'accumulation sont rapides et génèrent de nouveaux investissements, les ressources en eau et en foncier sont encore largement disponibles.On peut accompagner cette première hypothèse d'une seconde: les formes d'action collective qui se construisent aujourd'hui autour de la maitrise et de la régulation des 3 fronts pionniers sont appelés à devenir demain d'importants espaces et leviers de régulation et de construction d'une action publique quand de nouveaux problèmes se poseront (effondrement du marché, saturation foncière, problème environnemental, conflits sociaux et identitaires liés aux migrations et à l'emploi de main d'œuvre, etc.). A cet effet et pour que l'action collective contribue effectivement à de nouvelles formes d'action publique, il sera intéressant de tenir compte des modalités d'intervention de l'Etat dans les transformations et de leurs conséquences ; il est en effet présent, comme nous l'avons vu, sur chacun des fronts identifiés, directement (autorisations, interdictions, autres réglementations, subventions, prêts réalisation de chantiers, équipements, etc.) ou indirectement (formation, etc.).

    Mais si ce qui se passe à El Ghrouss illustre les dynamiques à l'œuvre, ces processus restent toutefois spécifiques. Ils diffèrent d'un lieu à l'autre en fonction des disponibles en eau et en foncier, du rôle des institutions locales dans la gestion de ces ressources, des caractéristiques agronomiques des écosystèmes, de la préexistence ou non d'une oasis, de l'importance des activités d'élevage, des investissements publics réalisés au cours des dernières décennies, de la reconnaissance de la qualité des produits par les acteurs des filières, de la proximité du goudron ou de la capitale Biskra, etc.

    L'analyse conduite à El Ghrouss et l'ampleur des mutations observées invitent ainsi à saisir leur sens aux échelles régionale et nationale. Il s'agit d'une part d'identifier les facteurs, modalités et conséquences spécifiques des transitions locales, en identifiant, par la comparaison, spécificités et invariants, et d'élaborer ainsi un modèle régional d'évolution des situations locales. Il s'agit d'autre part de caractériser l'expression du front pionnier à l'échelle régionale en saisissant ce qui ne peut s'observer à l'échelle locale et la manière dont les dynamiques locales contribuent aux transformations à cette échelle. Il est par exemple probable que, tout comme la « coalescence » de parcelles mises en eau à El Ghrouss dessine un front pionnier à l'échelle de la commune, la multiplication d'un archipel d'emprises pionnières discontinues dans différentes communes dessine à l'échelle régionale de nouveaux fronts pionniers. L'exercice de prospective qui pourrait alors être mené sur la base de ces analyses se montrerait fort utile pour anticiper les crises à venir et élaborer dans une telle perspective un plan d'aménagement du territoire et un cortège de politiques publiques adapté aux spécificités locales.


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